Chapitre 4

 

La petite était robuste. Elle survécut pendant cinq jours. La fièvre ne monta pas, ne diminua pas, elle avait sauté d’un coup à son maximum et se tint là jusqu’à la fin. On avait placé l’adolescente dans une baignoire, on fabriquait de la glace qu’on devait remplacer toutes les quinze minutes, toute la réserve de sel de la Tour Fondue y passa. Que faire d’autre ? Rien. Attendre. Prier ? On ne priait pas à Angresea, du moins pas dans la maisonnée de Guiséia. Attendre. S’endormir d’épuisement, assise sur une chaise auprès du lit, se réveiller en sursaut mais quelques minutes seulement ont passé, rien n’a changé, il faut attendre.

Il reste à Lisbeï des images disjointes de ces cinq jours, de ces cinq nuits. Martinika, les mains sur son ventre énorme, appuyée sur Ylène qui l’entraîne doucement vers la porte, « … ça ne sert à rien, tu vas te faire du mal, viens. » Guiséia, mécanique, s’occupant des affaires de la Capterie – comme un poing fermé à l’intérieur, tout le temps. Rowène invisible dans son laboratoire, incapable de rester sans rien faire, concoctant des fébrifuges, des anti-inflammatoires – mais la petite ne pouvait rien avaler, se desséchait à vue d’œil sur le brasier de la fièvre. Toller, dans le fauteuil tiré près du lit, tournant et retournant entre ses mains une paire de minuscules sandales aux lanières incrustées de brillants.

On avait distribué les autres petites chez leurs demi-sœurs et cousines qui vivaient dans les divers quartiers de la Capterie. Des inconnues d’Angresea venaient, jamais les mêmes, par groupes de deux ou trois, silencieuses dans le hall de la Tour, repartaient silencieuses après s’être fait dire qu’il n’y avait rien de nouveau.

L’avant-dernier jour, dans une tentative désespérée de Rowène pour essayer de restaurer les fluides vitaux qui s’évaporaient, on installa un « goutte-à-goutte », un conduit fait de boyaux d’animaux rendus imperméables par trempage dans la sève bouillie de pseudo-hévéa. Il était relié d’un côté à une poche de tissu également caoutchouté remplie d’une solution stérilisée d’eau et de miel, de l’autre à une aiguille creuse insérée dans l’avant-bras, maintenue en place par un bandage. La poche étant suspendue au sommet d’un trépied plus haut que la couche-baignoire, la solution était poussée dans les veines par gravité ; la vitesse d’écoulement était réglée au sortir de la poche par une sorte de petit garrot métallique gradué.

Il n’y eut pas d’effet perceptible.

Edwayne ne quittait presque pas sa chambre. Elle priait, elle, peut-être. Lisbeï lui portait à manger, la trouvait assise près de la fenêtre ouverte sur la chaleur tremblante de jullie, ou couchée tout habillée sur son lit dans la pénombre des volets tirés. Elle mangeait très peu. Elle ne disait presque rien. Le quatrième jour, alors que Lisbeï essayait de la convaincre de finir un bol de bouillon, elle murmura d’une voix étonnée, enfantine : « Je suis punie. Saviez-vous, petite, que nous pouvions être punies pour ce que nos enfantes ont fait ? » Et le cinquième jour, à la tombée de la nuit, alors que Lisbeï ne lui avait pas encore annoncé, ne savait comment lui annoncer que la petite était morte, elle dit, du fond de son fauteuil : « Trop longtemps. J’ai duré trop longtemps », se tourna un peu vers la fenêtre où s’éteignait la lumière rémanente du soleil, ferma les yeux et ne les rouvrit plus.

Dans l’après-midi, le joint entre la poche à soluté et le conduit s’était mis à fuir. Pendant que Rowène effectuait la réparation, Lisbeï avait pris le bras de la petite pour tenir le bandage et l’aiguille en place malgré les mouvements du conduit. Et pendant tout le temps du contact, elle avait pu percevoir la lumière de Sylvane, la lumière en train de s’étouffer, la résonance lointaine, pour la première fois, pour la dernière, la lumière de l’enfante qui avait eu la Maladie très tard, bien trop tard, et que la Maladie, au lieu de changer, était en train de tuer.

 

* * *

 

« Après tout ce temps ! » dit Toller, le soir du double enterrement. C’était dans le grand salon, après le dîner auquel personne n’avait vraiment touché. Les petites n’étaient pas encore revenues. Le jeune Serres-Moréna avait préféré, avec tact, dîner dans ses appartements. Martinika, très atteinte, restait aussi dans les siens, veillée par Ylène. Rowène s’était enfermée dans son laboratoire pour examiner les résultats de l’autopsie de la petite. Il n’y avait que Guiséia, Lisbeï et Toller.

La mise en terre avait été pénible. La chaleur, le plein soleil, l’ironie des choses vivantes, mais pourquoi la nature aurait-elle pleuré Sylvane, qu’elle irait tuée, ou Edwayne, qui avait vécu si longtemps ? Seulement la maisonnée, quelques représentantes de la Famille, une représentante de chacune des trois Boutures voisines. Inattendu, nouveau – mais Lisbeï était trop épuisée pour faire des comparaisons. Elle se demandait seulement quand serait la dolore, s’il y aurait une dolore, ou un deuil, ou quel que soit le nom qu’on donnait en Brétanye à la cérémonie des vivantes pour les mortes. Personne n’en avait parlé. Elle n’osait pas trop demander. Peut-être cela ne se faisait-il que là où se trouvaient assez de Croyantes et il ne semblait pas yen avoir une seule à Angresea : personne pour chanter la Parole en peignant les motifs rituels sur les cercueils, personne pour déposer les graines sur le visage et le corps voilés de blanc. Et tout le monde en noir et le silence tout le long du chemin jusqu’au champ des mortes : pendant la mise en terre seulement, les chants et les bénédictions, et ce n’était pas vraiment une libération. Elles étaient ainsi, en Brétanye. De quoi se punissaient-elles ?

Au moins, elles plantaient des fleurs sur les tombes.

Lisbeï en était là de ses pensées décousues, dans son fauteuil du grand salon, avec le verre de liqueur que lui avait servi Guiséia et auquel elle n’osait pas toucher, dans cette légèreté un peu vertigineuse de l’épuisement au-delà de la fatigue, quand Toller envoya son verre s’écraser dans la cheminée sans feu et dit avec une sorte d’incrédulité rageuse : « Après tout ce temps ! »

Guiséia dit : « La Maladie…

— Elle ne devait pas avoir la Maladie ! Et pas à quatorze ans ! Kélys nous avait dit qu’elle ne l’aurait pas !

— Kélys ? dit Lisbeï, avec un temps de retard.

— Elle était là à la naissance de la petite. Elle est venue toutes les années, dit Guiséia.

— Sylvane était normale !

— Eh bien, Kélys n’est pas infaillible », murmura Guiséia. Elle ferma les yeux et appuya sa nuque contre le dossier de son fauteuil : « TU as touché la petite, comme moi, vers la fin, ajouta-t-elle d’une voix éraillée de fatigue.

— C’était nous, pas elle ! »

Guiséia secoua la tête avec lassitude : « Oh, Toller…

— Tu préfères penser comme Edwayne ? La punition d’Elli ?

— Tu n’as pas le droit de dire cela, dit Guiséia, sans passion, les yeux toujours fermés.

— Pourquoi pas ?!

— Parce que c’était mon enfante à moi aussi. »

Plus tard, dans son journal, Lisbeï essaya de se demander quand elle l’avait, non pas deviné, mais su, la réponse sans question de l’intuition. Guiséia est entrée dans la chambre de la petite – elle était venue sans courir depuis son bureau, au rez-de-chaussée. Elle s’est approchée du fauteuil où Toller n’avait pas bougé depuis que Rowène avait enlevé l’aiguille, le bandage et le goutte-à-goutte inutiles. Elle s’est agenouillée, mais comme si ses jambes s’étaient dérobées sous elle. Elle a dit tout bas : « Bien-aimé » et elle a pris la main de Toller abandonnée sur l’accoudoir du fauteuil. Elle l’a pressée contre sa joue et elle est restée là avec lui à contempler la petite morte…

C’était tout ce que Lisbeï avait vu et entendu avant de refermer le battant de la porte en partant, sans faire de bruit. Il y avait eu tout le reste, bien sûr, la ressemblance, les paroles d’Edwayne, la lumière avortée de l’enfante et aussi la façon dont le corps de Guiséia, le corps de Toller occupaient l’espace quand ils se trouvaient l’un près de l’autre, sans jamais se toucher, et leurs regards, et cent autres choses, sûrement. Mais aucune, prise séparément, ne révélait rien. Et ce n’était pas forcément le dernier élément apporté par le temps qui, s’ajoutant à tous les autres, aurait soudain fait basculer le savoir du côté de la conscience. C’était hors du temps, le dessin révélé tout entier d’un seul coup dans chacun des points qui le composaient. Et quand Guiséia et Toller raconteraient enfin, cette nuit-là, pour leur dolore à deux voix, Lisbeï constaterait que le dessin de son intuition avait été très proche de la réalité.

Il est de passage. Il ne l’a pas vue depuis longtemps. Il espérait un peu la trouver enceinte, déformée, méconnaissable. Mais elle est celle de toujours, mince, vibrante, même si elle est la mère de deux enfantes, même si elle est la Mère. Il parle, de choses sans importance ; elle répond de même : elle sait qu’il parle d’autre chose. Qui propose d’aller se promener sur la Noire Dame ? Elle, lui, peu importe. Sur la route, dans la chaleur de l’après-midi, dans le silence qui rapproche. Le sentier familier dans les rochers de la pointe, vers lamer étale et lisse. Une scigulle, peut-être, très haut dans le ciel lumineux, comme des mains disant adieu. Elle retire sa robe rouge – elle a mis une robe rouge aujourd’hui : elle savait qu’il venait, elle voulait peut-être se protéger d’elle-même. Elle retire sa robe rouge et elle n’a rien en dessous : elle savait bien… Il cherche la marque de ses enfantes sur ses cuisses, son ventre, ses seins, les trouve à peine. Hésite-t-il ? Mais il se déshabille aussi. Elle tend la main, lui effleure la joue, se détourne, plonge.

Il plonge aussi. Devant lui, le sillage de bulles et le corps ondulant dans la fraîcheur verte. IL s’enfonce loin du jour, vers une autre lumière. Voici le dos arrondi du rocher qui servait de repère. Encore quelques brasses, va-t-il tenir jusqu’au bout ou la noirceur va-t-elle se refermer sur lui, comme la première fois, et se rouvrir sur le visage effaré de Guiséia, la bouche de Guiséia sur la sienne, son corps blanc, tremblant ? Mais il n’a plus treize années, il a une poitrine, un souffle d’adulte.

Après elle, il se hisse sur le rebord, dans la grotte souterraine, sous-marine. Il reste étendu sur le dos à souffler, en écoutant le clapotis léger de l’eau qui s’égoutte de leurs corps, les yeux perdus dans les reflets qui se poursuivent sur la voûte métallique. Les lampes brillent dans les murs, toujours, après tout ce temps. Après tout ce temps.

Il laisse le silence s’étirer. Il ne devrait pas, chaque instant donne plus de réalité aux images partagées, mais il a la gorge trop serrée. Elle se tourne vers lui. Ses cheveux glissent autour de son visage, l’eau retenue dans le creux de son torse ruisselle d’un coup. Il essaie de ne pas voir le mouvement de ses seins.

Elle pose sa tête contre son cou, elle passe un bras autour de sa taille. Elle ne dit rien. Il ne veut rien dire. Au bout d’un moment, elle se lève ; au fond de la grotte, dans la paroi métallique, sa silhouette se dresse aussi. Elles prennent sa main, elles le mettent debout, elles le tirent vers la paroi, elle et son reflet. Les reflets les regardent. Elle passe devant lui, chantonne tout bas : « Elli se regarda, Elli se vit, Et de l’éternité naquit la nuit, Et le jour… »

Mais leurs images ne coïncident plus comme dans leurs jeux d’enfance. Il se voit la déborder de partout, les épaules, le torse, les hanches, et son visage à lui au-dessus du sien. Après tout ce temps.

Elle se retourne et se presse contre lui, il referme les bras sur elle, sa peau fraîche, son sexe brûlant, il ne sait plus, perdu dans le contact il ne peut plus choisir qui il est et il glisse vers elle et elle en lui, dans le vertige ancien.

Après, en regardant l’eau bouger sur les parois, peut-être dit-elle : « Je dois commencer à recevoir mon Mâle, demain. » (Oui, elle ne l’appellerait même pas par son nom, Maxel, ou Fontbleau : « mon Mâle, demain. ») Et il se redresse sur un coude pour la regarder, essayant d’être horrifié, mais au fond de lui il sait et elle sait qu’il ne l’est pas, que c’est bien, que ce doit être ainsi, leur Lignée à lui et à elle, qui commencerait avec lui et avec elle, leur secret, leur revanche, leur enfante interdite.

Ensuite, il s’en va, et elle attend. Au début de Sylvane comme à la fin, elle attend, la mort ou la vie, et ce sera la vie : son ventre s’arrondit. Et peut-être qu’elle a peur. Peut-être qu’un jour, elle dit tout à Edwayne ; ou Edwayne a deviné, ce sont ses enfantes, ces deux-là, plus quelles n’ont jamais été celles de Bruwyne ; et Edwayne attend avec elle maintenant, la mort, la vie. Et l’enfante naît, naît vivante, reste vivante et survit, deux, cinq, quatorze années, normale, ordinaire, merveilleusement ordinaire, leur enfante.

« Et maintenant, murmure Guiséia, après tout ce temps, elle est morte. »

Au bout du long, long silence, Toller se lève sans la regarder. Il quitte la pièce à pas lourds, le dos un peu courbé, les bras serrés le long du corps, comme un vieil homme qui a froid. Guiséia esquisse un geste vers lui, un seul, s’affaisse un peu dans son fauteuil avec ses mains inutiles sur les genoux. Et Lisbeï comprend que ce a est pas vraiment la dolore de Sylvane mais la leur qu’elle vient d’entendre, la dolore de ces deux jeunes Rouges qui ne sont plus, la dolore de tous ces souvenirs de triomphe secret qui les avaient gardées vivantes et ensemble et qui, devenus regrets, devenus remords, vont maintenant peu à peu les séparer.

 

* * *

 

Après la mort de Sylvane et de la Mémoire Edwayne, dès le surlendemain de la mise en terre, la vie fit semblant de reprendre son cours à la Tour Fondue. Martinika allait accoucher d’un moment à l’autre et restait maintenant presque toujours dans ses appartements. Cela ne changeait pas grand-chose à l’organisation des journées : Toller pouvait sans problème occuper les fonctions de Mémoire auprès de Coreyn et, de toute façon, c’était encore en grande partie Guiséia qui veillait aux affaires de la Famille. Cela laissait cependant Rowène presque seule pour s’occuper des leçons aux plus jeunes, que Toller avait jusque-là partagées avec elle. Lisbeï s’offrit à l’aider, ce qu’elle accepta avec une reconnaissance laconique. Les deux plus grandes ne posaient pas de problème, mais enseigner aussi à un Vert était une expérience nouvelle. À six années, Gawain commençait, mais on lui en apprenait davantage qu’a Lisbeï pendant sa dernière année à la garderie – écriture, lecture, calcul, certes, mais aussi histoire, géographie, sciences naturelles, biologie… Et aussi, tout de même, les rudiments de la Parole. Plaisantant à demi, Lisbeï s’étonna de trouver celle-ci dans le programme d’Angresea, mais Guiséia haussa les épaules : « Il servira chez des Croyantes aussi. » Comme ses sœurs, il n’avait jamais été découragé de poser des questions ; il était plus curieux qu’elles – à Angresea comme à Béthély, comme partout, l’environnement quotidien offrait bien plus de réponses toutes prêtes aux Vertes qu’aux Verts, noterait Lisbeï avec une lucidité nouvelle dans son journal.

Les moments où elle donnait ces leçons deviendraient vite pour elle les seuls où elle se sentirait à peu près tranquille à Angresea pendant cette période. Il y avait quelque chose de rassurant dans les questions somme toute simples et familières des petites et du garçon, dans sa certitude de pouvoir y répondre de façon satisfaisante. C’était tout différent avec les adultes, Guiséia, Toller. Le soir de la mise enterre, elle avait été trop épuisée, trop prise par les émotions violentes que ni l’une ni l’autre ne songeaient à dissimuler – trop fascinée aussi par l’histoire qui se dévoilait. Elle n’avait rien dit. Le lendemain seulement, dans son journal, et les jours suivants, chaque fois qu’elle y pensait de nouveau, elle avait commencé à se sentir très mal à l’aise.

Ni Guiséia ni Toller ne disaient rien. L’une à l’autre, d’abord. À mesure que les jours passaient et que la routine commençait à diluer leur accablement, forcées d’être souvent ensemble auprès de Coreyn, elles semblaient avoir mis au point partout ailleurs une sorte de protocole tacite d’évitement. Les repas rassemblaient toute la maisonnée mais les conversations y étaient aisément anodines. Lisbeï sentait pourtant, avec de plus en plus de netteté, que chacune de leur côté Guiséia et Toller l’observaient phis qu’elles ne s’observaient. Les occasions de les rencontrer séparément étaient encore assez nombreuses ; même si le relatif surcroît de tâches occasionné par la disparition d’Edwayne ne leur permettait plus de s’occuper d’elle aussi souvent qu’au début de son séjour, elle était toujours l’invitée d’Angresea. Il faudrait bien aborder le sujet. Lisbeï espérait, un peu lâchement, que ce ne serait pas à elle de le faire.

Guiséia se lassa la première. Une chaude après-midi d’oste, alors que Lisbeï pensait à écourter les leçons de la journée pour aller au bord de l’eau avec les petites, elle entra dans la salle d’étude : « Elli fait bien trop chaud pour travailler. » On se retrouva bientôt dans l’anse aux Galets, au sud du port, le site traditionnel de la baignade à Angresea. Presque toutes les Vertes et les jeunes Rouges de la Capterie se trouvaient là – comme à Béthély, on était moins stricte l’été. D’ailleurs, on les laissait rester des enfantes plus longtemps : elles ne commençaient vraiment à travailler qu’à partir de quatorze années. Les rires et les bruits de plongeons se répercutaient contre la Capterie et revenaient se mêler au ressac des vagues. Quelques-unes des plus âgées avaient sorti les petites barques à voile triangulaire et faisaient la course, parallèles à la rive ; d’autres plus au large s’appliquaient à se croiser avec des virages serrés, toujours au bord du décrochage. Angresea dominait les Jeux de Brétanye dans ces épreuves depuis des années : pas étonnant ! Des toutes petites avaient mouillé un coin de sable pour y dessiner la traditionnelle marelle du Nord en forme de double croix, et chantonnaient en chœur la comptine qui accompagnait chaque lancer de palette.

Guiséia alla se baigner avec Lisbeï. Elle nageait en souplesse, le corps puissant malgré sa minceur ; les grossesses l’avaient marqué sans le déformer. Et elle attendit d’être revenue sur la plage de galets. Et d’être étendue à l’écart, à l’ombre du rempart. Lisbeï avait fermé les yeux et commençait à somnoler quand Guiséia dit enfin, résolue sous son affectation d’ironie : « Eh bien, tu ne t’es pas enfuie. »

Lisbeï ne se rappelait pas laquelle avait commencé de tutoyer l’autre, mais c’était arrivé pendant la maladie de Sylvane. Avec un soupir intérieur, mais en réalité plutôt soulagée, elle se redressa, appuya son dos nu aux pierres rugueuses de la paroi.

« Je ne pensais pas que tu t’enfuirais, de toute façon, continua Guiséia.

— Qu’est-ce que tu pensais ?

— Que tu protesterais. Avec conviction. »

Il y avait plusieurs pages de protestations dans le journal de Lisbeï, en fait. Elle avait déjà surmonté le plus fort de sa stupeur, de son indignation, de ses efforts pour s’expliquer ce qu’on lui avait raconté. Après Belmont, c’était sans doute plus facile, toutes proportions gardées, de comprendre – sinon d’admettre. En fait, elle avait déjà eu cette conversation sous une forme ou une autre avec elle-même dans le rôle de Guiséia, ou même de Toller. L’idée l’effleura soudain que Guiséia aussi : c’était dans son aura, ce mélange de résolution, d’agacement, de vague amusement aussi, finissons-en. Elles pouvaient s’épargner les détours.

« Ce n’est pas comme si vous l’aviez fait exprès au départ. Mais que tu l’aies gardée…

Un pari, s’était répondu Lisbeï dans une de ces conversations par journal interposé. Laisser faire Elli. Il aurait pu ne rien y avoir, ou bien un de ces avortements prématurés qu’on ne remarque même pas, ou un avortement n’importe quand pendant les neuf mois. Elli aurait pu la tuer n’importe quand, n’est-ce pas ? Nous punir n’importe quand. Et après aussi, à la naissance, dans les mois suivants. Mais comme Elli ne le faisait pas, je l’ai gardée. Mais il était peu vraisemblable que Guiséia se référât ainsi à une divinité en qui elle semblait ne pas croire vraiment. Ou peut-être n’y croyait-elle plus justement depuis ce temps-là ?

« C’était l’enfante de Toller, murmura Guiséia. Et puis Kélys nous avait dit qu’entre nous, des enfantes normales étaient possibles. La première fois nous étions encore des Vertes, mais nous étions quand même terrifiées. Elle a deviné, bien sûr. Elle a examiné nos Lignées avec nous, elle nous a montré. IL y avait des chances raisonnables qu’une enfante soit normale. »

Kélys ne leur avait quand même pas donné sa bénédiction ?!

« Non. Mais elle comprenait. Elle nous a vues grandir ensemble. Je crois même qu’elle n’était pas vraiment étonnée. Triste un peu, inquiète un peu, mais pas étonnée. Pas… fâchée vraiment, non plus.

— Et la deuxième fois ?

— Ce n’était pas la deuxième, précisa Guiséia avec un petit sourire en biais. Mais non, cette fois-là non plus. Elle m’a rassurée. Elle est restée avec moi pendant toute ma grossesse. C’est elle qui m’a aidée à accoucher. »

Kélys. Non, décidément, plus rien de Kélys n’étonnerait Lisbeï !

« Je crois qu’elle était curieuse de voir le résultat, aussi », ajouta Guiséia. Autrefois, Lisbeï se serait indignée de cette supposition. Plus maintenant. Elle la retourna sous toutes ses facettes et dut admettre que c’était une hypothèse vraisemblable. Il y avait toujours plusieurs raisons aux actes de Kélys, elle commençait à s’en rendre compte.

Elles restèrent un moment silencieuses. « De toute façon, je ne l’avais pas désignée comme future Mère, murmura enfin Guiséia, comme pour s’excuser, mais auprès de qui ?

— C’était quand même une responsabilité terrible, dit Lisbeï, incapable d’empêcher sa voix d’être sévère. Non seulement vis-à-vis de la petite mais de toutes ses enfantes et des enfantes de leurs enfantes, de tout le Pays des Mères en fin de compte. Ce n’est pas pour rien que les Lignées existent !

— Les Lignées ! Le Service ! tu ne te rends pas encore compte de ce que ça nous fait ? Tu les défends encore ? »

Lisbeï ne se laissa pas entraîner par la violence amère qui avait soudain envahi l’aura de Guiséia ; elle savait que la Bleue était de mauvaise foi : « Tu n’es jamais devenue une vraie renégate. Tu travailles au changement, dans les Assemblées et ailleurs.

— Mais trop tard pour Toller ! » Elle sembla se calmer un peu. « Trop tard pour moi… Et pour notre mère, et tellement d’autres. Ne comprends-tu vraiment pas ? »

Il y avait une note presque implorante dans sa voix. Et tout d’un coup j’ai compris, oui : elle voulait que moi, je comprenne, que moi je lui pardonne. Que je lui dise… que je ne la condamnais pas, ne la méprisais pas, ne la haïssais pas pour ce qu’elle avait fait. Elle me disait que mon opinion comptait pour elle. Que j’étais importante pour elle. Ce n’était plus tellement de Sylvane qu’elle voulait parler. C’était d’elle et de moi. De nous.

Et ce n’était pas du tout la conversation que Lisbeï avait imaginé avoir avec Guiséia. Elle se détourna, mal à l’aise, en murmurant : « Si, si, je comprends. Mais tout de même… »

L’aura de Guiséia se fit distante, déçue. « De toute façon, le dommage a été contenu, n’est-ce pas ? dit-elle avec une ironie sombre. La petite est morte. Mais elle ne serait jamais devenue une Rouge. Elle n’aurait jamais mené d’enfante à terme, elle serait devenue Bleue tout de suite. » Guiséia regardait maintenant Lisbeï avec une expression de défi.

Quand le silence se fut prolongé pendant quelques instants, Lisbeï haussa les sourcils avec un calme étudié : « Eh bien, ne vas-tu pas me dire pourquoi ? »

Guiséia la dévisagea, prise au dépourvu, esquissa un sourire d’appréciation dénué de chaleur : « Tu veux le savoir ?

— Tu veux que je le sache. »

Guiséia finit par pousser un soupir. Elle se détourna, contempla un moment la mer brillante et les taches colorées des voiles. « J’ai besoin… d’en parler, tu sais ? Toller… »

Elle n’acheva pas sa phrase, c’était inutile ; elle n’avait plus envie de faire semblant ; il y avait seulement beaucoup de lassitude en elle et un appel sincère auquel Lisbeï renonça à résister : elle lui toucha le bras, sans déguiser non plus.

« Quand il est parti, la première fois, j’ai failli… Ou du moins j’y ai pensé. Ce n’était peut-être pas sérieux. J’étais jeune. Je ne l’ai pas fait, en tout cas. Mais le temps a passé. Il est devenu Bleu peu de temps après la naissance de la petite. Il est revenu. J’avais eu le temps de redevenir plus raisonnable. Être une Capte vous remet un peu les idées en place, je suppose. » Elle tourna la tête vers Lisbeï, la contempla un moment : « Il y a des moyens… de ne pas concevoir. Le savais-tu ? »

Lisbeï croyait qu’Antoné lui en avait parlé mais ce n’était pas du tout de cela qu’il s’agissait – Sylvane n’aurait pas été la Mère, de toute façon. Pour empêcher l’insémination artificielle de prendre, chez une jeune Rouge en bonne santé et normalement constituée… non, elle ne le savait pas. Mais il y avait une drogue. Rowène avait mis au point une drogue, après des années de recherche obstinée. Ce n’était pas exactement une façon d’empêcher l’insémination de prendre, mais d’empêcher le fœtus d’arriver à terme.

« De déclencher volontairement des avortements ? De fœtus normaux ?

— On ne sait pas s’ils auraient été normaux, d’abord, contra Guiséia aussitôt hérissée de nouveau. Et, oui, volontairement. C’aurait été la seule façon de la faire déclarer Bleue. Tu aurais préféré qu’elle fasse des enfantes ?

— Tu lui avais dit ? Elle avait accepté ? »

La perspective dévoilée par le silence de Guiséia rendit Lisbeï muette à son tour. « Elle n’était pas au courant, murmura-t-elle enfin avec un accablement horrifié. Et elle n’aurait pas été au courant, non plus. Tu ne lui aurais pas demandé son avis.

— Que pouvais-je faire d’autre ?! dit Guiséia d’une voix basse mais intense, déchirée. Elle n’aurait pas souffert. C’était sans véritable danger.

— Parce que vous l’aviez déjà essayée, cette drogue ?

— Je l’ai essayée », dit Guiséia encore plus bas. Puis, avec un regain de révolte : « J’en avais déjà quatre vivantes ! Et j’ai eu Gawayn et Liet après ! Celles-là n’auraient peut-être pas vécu de toute façon ! Et on n’allait pas essayer sur une autre, non ?

— Encore heureux que vous ayez eu cette relative décence », ne put s’empêcher de dire Lisbeï avec sécheresse. Elle voulait bien comprendre mais il y avait des limites !

Guiséia s’affaissa sur elle-même. Sa honte, son désespoir, sa rage renaissante résonnaient en Lisbeï, douloureuses. Elle essaya de les ignorer mais c’était impossible. Elle respira profondément. Ce qui avait eu lieu avait eu heu. Ce qui n’avait pas eu lieu n’avait pas été. La petite était morte, de toute façon. « Le fil qui n’aurait pas dû être », avait dit Edwayne – et tout le dessin navrant qui s’était tissé autour, de plus en plus déformé depuis sa source elle-même tordue mais inévitable ; car Guiséia disait vrai, quelle liberté s’était-elle laissée après avoir choisi de garder l’enfante ?

Elle aurait pu laisser l’enfante choisir à son tour, au moins.

Mais elle avait voulu la protéger.

Elle avait voulu se protéger et protéger Toller aussi, sans doute, leur conserver l’amour et le respect de la petite.

Tout cela et tout le reste que Lisbeï imaginait à peine mais qui se préciserait dans son journal : Guiséia avait peut-être voulu se punir confusément dans la petite, et Toller aussi ; ou se racheter ; ou les deux à la fois ? Mais, de toute façon, cette après-midi-là à l’anse aux Galets, Lisbeï ne pourrait pas rester indignée, ne pourrait pas continuer à juger Guiséia. Elle était trop de son côté, malgré elle : elle percevait trop bien son déchirement angoissé.

Et puis, malgré elle aussi, la curiosité : c’était quoi, cette drogue ? Comment agissait-elle ? N’y avait-il pas d’effets secondaires ? Comment l’idée leur en était-elle venue ?

« Je ne sais plus trop, dit Guiséia, il faudrait demander à Rowène, elle m’a expliqué, mais je ne suis pas une biologiste. À base de plantes, en tout cas. C’est parti d’une discussion entre Kélys et elle, sur l’interprétation de je ne sais quel fragment de texte datant de juste après les Harems, sur les diverses façons qu’avaient les femmes de résister aux maîtres, dans certaines Chefferies. »

Plusieurs plantes auraient été utilisées de cette façon. D’après Kélys, c’étaient plutôt des pratiques de type magique, sûrement sans aucun effet sur la fertilité. Rowène n’était pas d’accord ; elle a décidé de prouver à Kélys qu’elle se trompait. C’est devenu une sorte de plaisanterie récurrente entre elles, sauf que Rowène était tout à fait sérieuse. Elle a cherché à quelles plantes les femmes de ces Chefferies-là avaient pu avoir accès, elle se les est procurées et elle a procédé par éliminations successives en utilisant des sourices, comme pour les plantes potentiellement intéressantes dans les Mauterres. Et finalement, même Kélys s’est prise au jeu et s’est mise à faire des recherches de son côté, et à elles deux, elles y sont parvenues.

Kélys n’avait pas été au courant, cependant, des essais sur des humaines. Elle avait concédé le point à Rowène pour les sourices et n’y avait plus pensé.

« Tu lui aurais dit, pour la petite ?

— Elle s’en serait douté, je suppose.

— Et elle n’aurait rien dit ?

— Et toi ? Vas-tu nous dénoncer ? » Guiséia parlait sur un ton un peu moqueur, mais elle était sérieuse.

Lisbeï réfléchit un moment. « As-tu l’intention d’utiliser cette drogue pour d’autres ? »

Guiséia hocha la tête avec une ironie qui n’était pas dirigée contre Lisbeï : « Bonne question. Mais non. Pas pour le moment.

— Comment, pas pour le moment !?

— C’est trop tôt », dit Guiséia, plus assurée maintenant que la conversation était revenue sur le terrain des stratégies globales. « Mais quand l’explosion démographique prévue commencera à devenir une réalité, il sera peut-être temps de soulever la question. Quand on a eu quatre enfantes vivantes, avec un garçon dans le lot, est-il bien nécessaire d’en faire d’autres jusqu’à ce qu’on devienne une Bleue ? Ou bien elles ne survivront pas, et dans ce cas pourquoi les faire de toute façon, ou bien elles survivront et ajouteront au problème. Je ne peux pas croire que les Lignées ne soient pas assez diversifiées maintenant et qu’il soit encore nécessaire de continuer à élargir le réservoir génétique !

— Si l’exploration du continent Ouest réussit, les Boutures appauvriront les Lignées.

— Dans un premier temps. Mais si l’allongement de la période de fertilité continue, ce ne sera vraiment pas un problème ! »

Lisbeï fit une moue sceptique. Elle sentait bien sa propre résistance intérieure : empêcher de naître des enfantes normales !

« Pense à long terme, Lisbeï, dit Guiséia. Même avec le continent de l’Ouest – et c’est un gros SI – et même si toutes les Mauterres cessent d’en être…

— À très long terme !

— Ça ne fait rien. L’espace disponible n’est pas infini. Nous ne pouvons pas envisager de continuer à nous multiplier à l’infini.

— Il faut des garçons.

— Il y en a bien assez, de garçons ! IL y en a près de trois mille chaque année qui ne sont pas en Service !

— Les moins bonnes Lignées.

— Mais qui s’amélioreront avec le temps. » Guiséia secoua la tête : « Lisbeï, ce n’est pas toi qui penses, en réalité. C’est la Litale. »

Et elle avait raison ! J’aurais eu beau jeu de lui dire que c’était la Brétanye, ou Angresea, qui parlaient à sa place aussi, mais cela n’empêchait pas que c’était vrai – des deux côtés. Ses évidences à elle, les miennes…ou celles des Juddites, ou celles des Croyantes, ou n’importe quelle évidence jamais remise en question parce qu’on a grandi avec. Mais, à un moment donné, on ne peut pas éviter les questions. Le changement aussi est dans la Tapisserie. Et il ne s’arrête pas pour nous faire plaisir, parce que tout à coup nous sommes mal à l’aise, « jusqu’ici mais pas plus loin »… Une fois que c’est déclenché… Et justement, c’est pour cela qu’il faut essayer d’envisager d’abord toutes les conséquences. Sauf qu’on ne peut pas vraiment, comme disait Fraine. Et alors, quoi ?

« Il y a une façon d’envisager le long terme qui est une fuite », se contenta de remarquer Lisbeï (frappée soudain par ce qu’une telle remarque signifiait si elle se l’appliquait à elle-même). « Nous sommes ici, maintenant. Et je ne vois pas pourquoi l’usage de cette drogue serait plus légitime et moralement moins discutable dans cinquante ans simplement parce que les conditions matérielles globale sauraient changé. La fin ne justifiera pas davantage les moyens. Ce n’est pas une loi à éclipses quand cela nous arrange. »

Guiséia eut une mimique agacée mais s’efforça visiblement de ne pas répliquer tout de suite. « Non, dit-elle enfin. Des choix imparfaits dans un monde imparfait, comme on dit. Et ce sera à chacune de décider pour elle-même. »

Comme Sylvane ne l’aurait pas fait, se retint de remarquer Lisbeï. Une autre idée lui traversa l’esprit, qu’elle préféra à une poursuite inutile de la polémique : « Et Toller ? »

Guiséia haussa les sourcils, déconcertée : « Quoi, Toller ?

— Tu lui avais fait part de tes intentions, pour la petite ?

— Oui.

— Et il était d’accord ?!

— Pourquoi ne l’aurait-il pas été ? Il a lui-même décidé… » Elle hésita, reprit d’un ton résolu : « … de devenir Bleu avant le temps. Il ne voulait plus faire d’enfantes qu’il ne connaîtrait pas. Surtout après Sylvane. Et à Wardenberg, en plus, il pouvait être avec elles aussi. Aller de nouveau dans des Familles où on ne lui laisserait quelquefois même pas les voir… Non, Toller était d’accord.

— Devenir un Bleu avant le temps, dit Lisbeï, incrédule. Il a pris une drogue, lui aussi ?! »

Guiséia eut un rire un peu amer : « Non. Rowène dit que logiquement ce devrait être possible pour les mâles aussi, mais sans doute avec un autre type de drogue. Ses sourices mâles n’ont pas résisté longtemps. De toute façon, c’est plus facile pour les mâles d’arrêter. À quoi crois-tu que servent les règles du Service pour eux, la nourriture, le régime de vie ? Elles ne sont pas là pour le seul plaisir de les brimer, après tout. Leur système est plus facilement fragile que le nôtre. Après la quatrième ou la cinquième éjaculation, il n’y a plus grand-chose. » Elle se mit à rire de nouveau, et il y avait une tonalité un peu déplaisante dans son rire. « C’est aussi un moyen pour les Mères d’empêcher la conception, n’est-ce pas ? »

Elle vit l’expression du visage de Lisbeï, s’adoucit brusquement : « Mais comment le saurais-tu, c’est vrai », murmura-t-elle. Elle s’étira en faisant craquer ses articulations. « En tout cas, Toller s’est arrangé de cette façon pour être déclaré Bleu. Ce qui est étonnant, c’est qu’il n’y en ait pas davantage qui le fassent. Il faut croire qu’ils ont le sens du devoir, eux aussi. D’un autre côté, on ne sait pas combien le font, non plus.

— Mais… s’il était encore… fertile alors qu’il avait été déclaré Bleu… »

Guiséia se méprit sur la stupeur alarmée de Lisbeï : « Il s’est abstenu », dit-elle, d’une voix un peu dure, un peu triste.

Avec toi aussi ? Cette pensée passa comme l’éclair dans l’esprit de Lisbeï, en même temps que des dizaines d’autres – la voix de Toller, à la résidence de Sygne de Wardenberg, quand il lui avait dit : « Je ne Danse plus ». Ce qu’il avait pu sous-entendre quand il avait dit : « J’ai de très bonnes relations avec la Mère de Wardenberg. » Mais surtout, elle pensait à la nuit de la Célébration.

Elle se rendit compte que Guiséia l’observait avec perplexité, avait dû percevoir son malaise, son soudain effroi puis son soulagement quand elle avait pensé : Eh bien, heureusement que je suis vraiment une Bleue, moi !

Mais surtout, Lisbeï comprit que Toller n’avait pas parlé à Guiséia de ce qui s’était passé entre elle et lui cette nuit de la Célébration, sept années plus tôt.

 

* * *

 

Le lendemain matin, en arrivant au sommet de la Tour Fondue pour y faire ses exercices matinaux, Lisbeï y trouva Toller qui l’attendait dans le roucoulement obsédant des pidges. Du moins devait-il l’attendre : quand elle s’accouda près de lui au parapet qui donnait sur le port, il dit sans préambule : « Vous ne lui avez rien dit. »

Il n’avait pas cessé de vouvoyer Lisbeï, mais son impassibilité avait disparu pendant les derniers jours et ne reviendrait plus jamais vraiment. Son incertitude, sa lassitude surtout, étaient parfaitement claires.

Elle essaya de résister : « Vous non plus. »

Il hocha un peu la tête, admettant l’impasse. Un peu honteuse de sa lâcheté, elle reprit : « Je ne lui ai rien dit parce que je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé. »

Il la contempla avec cette façon déconcertante, agaçante, qu’il avait de vous évaluer chaque fois qu’il s’apprêtait à vous dire quelque chose d’important pour lui ou pour vous. Il détourna pourtant les yeux le premier : « Et je ne lui ai rien dit parce qu’il ne s’est rien passé. »

L’incrédulité de Lisbeï le tourna de nouveau vers elle : « Oh, la drogue vous a bien fait l’effet habituel, en plus des effets qu’elle a sur nous dans ces conditions-là… »

Elle pouvait sentir l’effort qu’il faisait pour continuer à la regarder, et s’efforça elle-même au calme : « Que s’est-il passé, alors ?

— Je vous ai vue aller vers la plage avec les célébrantes. J’ai été… inquiet. J’ai suivi de loin. Je vous ai vue repartir. Courir. » Une brève ironie : « J’ai eu du mal à vous suivre. Vous êtes résistante, c’est sûr ! Je pensais que vous vous écrouleriez bien plus tôt. » Le malaise revint, à travers l’obstination à parler quand même : « Quand je vous ai rejointe, pour savoir où vous en étiez, il fallait que je vous… touche. Le contact, je veux dire. Ouvrir. Mais quand c’est avec quelqu’une… comme vous, ou Kélys – ou Guiséia…je ne peux pas… j’ai du mal à contrôler. Je ne sais plus très bien… où je suis. J’ai tendance à me perdre dans le contact. »

Le désir de comprendre avait repris le dessus en Lisbeï : « La lumière, vous voulez dire ?

— C’est une lumière pour vous ? »

Elle n’en avait jamais vraiment parlé avec personne, pas même avec Kélys en bordure des Mauterres. Avec Tula, c’était une donnée familière de l’existence, qu’elles n’auraient pas plus songé à discuter que la couleur du ciel – et après l’incident avec Méralda, à cause de la barrière-miroir, c’était devenu un de ces sujets que, d’un commun accord, elles n’abordaient plus.

« C’est… un peu tout, en fait. Mais j’ai pris l’habitude de l’appeler comme ça, parce que la première fois… Et puis, j’ai toujours l’impression de mieux voir celles qui l’ont aussi, comme si elles étaient…mieux éclairées. Une lumière, une résonance aussi.

— Moi, c’est une impression de contact, dit Toller, son malaise soudain écarté par la curiosité. Comme si tous les points de ma peau… Guiséia aussi. Elles ont été obligées de nous laisser dans le même berceau, quand nous étions bébés. C’est pour ça qu’elles n’ont jamais vraiment essayé de nous séparer, aussi. En grandissant, ça s’est atténué. Kélys nous a appris, heureusement. Elle s’est donné beaucoup de mal. Mais… »

Il se tut. Lisbeï se rappela les demi-confidences de Guiséia. En se renseignant sur Angresea, adolescente, elle avait rêvé sur l’intimité possible entre jumelles. Mais être des jumelles et en même temps ainsi… C’était un peu effrayant. Perdues dans le contact… Comment avaient-elles pu supporter d’être séparées ?

« Pour en revenir au sujet, dit Toller, la voix un peu dure. Vous étiez en pleine transe. Avec la drogue. Je vous ai touchée – c’est ce qu’avait fait Kélys pour nous, le contact physique, je veux dire. En premier. Ensuite je n’ai pas pu m’empêcher… de partager vos sensations. À ma façon. Mais il n’y a pas eu… »

Consciente du malaise revenu de Toller, elle sentit le sien devenir plus intense – et dépasser un seuil : c’était comique, à force, de tourner ainsi autour des mots justes !

« Pénétration. » Et, pour répondre à la surprise du Bleu : « Antoné.

— Oh ! » Il esquissa un petit sourire à son tour, hésitant. « Il n’y a pas eu pénétration, voilà. Et c’est pour cela que je n’en ai pas parlé à Guiséia.

— Hier soir non plus.

— Vous non plus, hier après-midi. »

Elle ne put s’empêcher de sourire au retour de la réplique, puis son sourire s’effaça à la pensée de ce qu’elle recouvrait : « Serait-elle…

— … jalouse ? termina Toller à sa place. Je ne sais pas.

— C’est pour ça que vous ne lui avez rien dit non plus.

— Voilà. »

Il y eut un petit silence. Elle eut soudain envie de rire, ne se retint pas. L’idée était trop absurde. Jalouse de qui, exactement, et pourquoi ? Le Bleu sourit aussi, avec une certaine amertume qui rendit son sérieux à Lisbeï. La curiosité eut raison de la prudence : « Et vous, le seriez-vous ?

— De vous et d’elle ? » Il haussa un peu les épaules, dans un retour imparfait à son ancienne impassibilité : « Je n’ai pas à l’être. »

Mais ce n’était pas une réponse. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le coup – n’ai pas voulu m’en rendre compte. N’ai pas pensé qu’il y avait tout un autre côté possible à cette conversation. Et lui, y pensait-il ? Guiséia et Toller, Guiséia et moi… Moi et Toller. « De vous et d’elle », il a dit. Il aurait pu dire : « d’elle et de vous ». Aurait dû ? Jalouse. Jaloux. C’est tellement bizarre de penser ainsi, d’envisager…

Mais d’envisager quoi, Lisbeï n’arrivait pas à se le raconter clairement. C’était trop étrange. Elle se contenta de noter le reste de la conversation qui était passée aux recherches effectuées par Angresea sur la fabrication de machines à froid sans qu’elle pût bien reconstituer les étapes de cette dérive : Il a été question de Guiséia, du fait qu’elle n’a jamais pris de compagne. J’ai pensé à Selva, je ne sais trop pourquoi ; elle non plus n’a jamais pris de compagne, mais ce doit être à cause de Loi – sûrement pas à cause d’un de ses Mâles ! Je ne sais pas si Toller me faisait vraiment des confidences ; il se parlait plutôt à lui-même – ou bien il faisait semblant, la seule façon dont il pouvait me parler ? Je sais qu’à un moment donné il a été question de Sylvane, de l’enchaînement de circonstances qui les a menées là, Guiséia et lui. « Nous étions plus militantes quand nous étions jeunes. » De l’amertume, encore. De l’ironie. Beaucoup de tristesse, surtout. J’ai demandé : « Plus maintenant ? » Il a compris, bien sûr, il a souri encore : « Faire votre éducation n’était pas non plus une entreprise délibérée. C’était un peu… une plaisanterie (il n’a pas dit entre qui et qui), et puis, Dougall était avec votre groupe, m’avait parlé de vous. Et vous êtes… une des nôtres, et Kélys nous avait parlé de vous, aussi. ». Là-dessus, la conversation a dérivé un peu sur Kélys, la façon dont elle ne les a jamais condamnées pour ce qu’elles faisaient, avaient fait. J’ai pensé que c’était sa façon détournée à lui de me poser la question. Mais pourquoi les condamnerais-je, comment pourrais-je les condamner ? Que ce serait-il passé si Tula avait été un garçon, ou moi un garçon – ou si nous avions toutes les deux été des garçons, au fait ?

« Je ne suis pas apte à juger ce genre de choses, avait murmuré Lisbeï, soudain amère à son tour. Qu’est-ce que je sais de l’amour, de toute façon ? Il n’y a jamais eu personne. »

Et Toller, avec douceur, avait dit : « Tula. » Puis, constatant sa stupeur – son indignation : « C’est son nom que vous avez dit, cette nuit-là. »

Comment on en était arrivée, de là, à la réfrigération, à ses promesses et à ses problèmes, Lisbeï était totalement incapable de s’en souvenir.

Mais son journal serait bientôt plein de tout autre chose. Quinze ou vingt jours plus tôt, Llétréwyn avait expédié à Angresea une malle de vieux papiers datant à peu près de la dispersion des femmes d’Angresea dans les Ruches du voisinage et retrouvée dans la Commune de Greymarshe. En examinant enfin le contenu de la malle – une diversion bienvenue – Lisbeï tomba sur une photographie. Des documents annexes en bien mauvais état semblaient permettre de l’identifier comme un double de la photographie originale de Garde envoyée aux Presses de Wardenberg par le Harem de Béthély.

Chroniques du Pays des Mères
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